Les lunes ...



Albert Samuel Anker


Les lunes 

Lune, feuilleté de lumière grignotant les lucioles du cœur
Pleine lune, astre gourmand déguisé en tartelette, tranche de beau rassasiant les étoiles des cieux
Lune descendante, astre qui tendrement éclaire les linceuls
Lune montante, astre qui évidement éclaire l’âme des optimistes
Lune de miel, intense moment partagé entre deux cœurs d’artichaut
Lune rousse, muse des poètes, des peintres et autres artistes insomniaques
Lune de Sang, fillette curieuse, douce, intrépide et à la recherche de ses origines 
Cette nuit là, Lune de Sang sortit dans son jardin et s’assit sur le banc ; elle savait qu’elle désobéissait un peu mais elle avait l’habitude.
Elle avait préparé l’après-midi une galette aux épices, un petit pot de cancoillotte et une bouteille de vin jaune pour se rendre le matin suivant chez mère-grand.
Comme elle ne trouvait pas le sommeil, elle décida de faire nuit blanche au milieu des étoiles ; c’était sa couverture préférée.
Ça lui arrivait quelquefois l’été de rester toute la nuit dehors et le matin, ni son père ni sa mère n’osait vraiment la gronder.
Lune de Sang se posait beaucoup de questions et était passionnée de généalogie, on comprend bien pourquoi  avec  un nom pareil !
Sa grand-mère, vieille mémé ridée au chignon argenté,  la fascinait ; son sourire, sa Paix et cette joie qui brillait dans ses yeux ; toujours …
Quand grand-mère faisait du tricot l’hiver, ses doigts agiles, que fixaient imperturbablement ses lunettes en écaille, bougeaient à toute allure. Parfois la fillette avait peur que l’énorme rubis de sa bague de fiançailles, en forme de lune, s’ôte des griffes de l’anneau. Mais non, elle tenait bien la précieuse et ne risquait pas de tomber dans le sac de croquettes si grand-mère nourrissait ses chats !
Le bruit des aiguilles métalliques couvrait chaque jour la radio ; ce n’était pas un problème pour grand-mère car grand-mère fredonnait toute seule ses airs préférés ; ça faisait sourire Lune les paroles de ces cantiques vieillots mais elle trouvait ça beau finalement car ça sortait de la bouche de mère-grand qui avait une jolie voix.
Au début du printemps, grand-mère s’asseyait sur la terrasse dans son fauteuil en osier ; elle délaissait un peu l’ouvrage pour plonger le nez dans des catalogues de jardinage ou dans des albums photos ; parfois, elle se mettait à effilocher des brins de laine sortis de ses poches ; elle les laissait s’envoler librement, pensant ainsi aider les oiseaux à nicher. Puis l’été arrivait et grand-mère passait des heures à contempler les fleurs et les insectes du jardin.
Ce matin là, grand-mère était impatiente.
Lune devait venir la voir.
Grand-mère était fascinée par Lune, le petit trésor de son cœur.
Elle savait que sa petite chérie lui apportait toujours des bonnes choses à manger et salivait déjà mais ce qui était le plus important c’était le bonheur de sa présence, de ses questions, de ses rires, le bonheur de l’enfance.
Ce matin, elle allait enfin lui faire découvrir son trésor et lui raconter l’histoire de famille, faite comme dans toutes les familles de secrets, de non-dits, de sommes inimaginables de brins de poésie, de clin d’œil à la vie, de morceaux d’âmes et de rires en cascade…
Grand-mère était une collectionneuse.
De tout et surtout de petits riens qui pouvaient tenir dans une menotte.
Elle avait promis à Lune de lui montrer son trésor un de ces quatre.
Quand Lune souleva le couvercle de la boîte aux souvenirs de grand-mère elle arrêta quelques instants son souffle.
Quel privilège !
La main plongea  et sortit lentement les objets les uns après les autres ; à chaque petit trésor, mère-grand disait quelque chose et Lune buvait ses paroles.
Un galet  - « Tu m’as aimé sur les galets, tralalala lala, lala  … »
Un morceau de lichen - Le petit faon en mange dans la forêt …
Un peu de mousse – Comme celle sur laquelle on a posé les santons dans la crèche cet hiver…
Une quenotte - La petite souris l’aurait-elle oublié ?
Un buvard taché - Preuve que dans la vie on peut se tromper !
Un trèfle à trois feuilles - Pour celles et ceux qui n’aiment pas les superstitions…
Un ruban de velours turquoise- Qui servait jadis à embellir la longue natte…
Une graine de haricot - Pour partir à la rencontre de Jack…
Un bonbon au miel - Qu’il ne faut surtout pas croquer, sinon il ne sera plus dans la boîte…
Une feuille de laurier -  « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés… »
Une mini toupie en bois d’olivier – L’heure tourne…
Un dé -  Il n’y a pas de hasard…
Un mouchoir de poche brodé - Celui qui avait fait pleurer arrière grand-mère lors d’un repas de fête des mères…
Une perle noire - Trouvée dans une foire…
Un poil de loup - Celui qui n’a réussi à tuer ni grand-mère ni le Chaperon rouge …
Une coquille d’escargot - Echappée d’une autre boîte…
Une photo de famille sépia - C’est à la mode…
Une Bible-chignon - Le plus ancien et le plus précieux des trésors de la boîte…

Lune attrapait les objets délicatement les uns après les autres en buvant les paroles de sa grand-mère chérie ; elle les reposait ensuite dans la boîte mais quand elle eut le tout petit livre dans ses mains, elle le garda, l’ouvrit au hasard et lut ceci : 

" Le soleil se changera en ténèbres, et la lune en sang, avant l'arrivée du jour du Seigneur, de ce jour grand et glorieux. Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. " 

Toutes deux se donnèrent la main en écarquillant les yeux pour admirer les nuages qui avançaient à vive allure ; elles prirent acte de leur bonheur de vivre, souriant de plaisir en regardant le ciel si prometteur …

Annick SB     févier 2018